En nous livrant ses « Entretiens avec Aimé Césaire », la journaliste et auteure Marijosé Alie partage des rencontres franches, véraces, intimes parfois… Cet ouvrage, inédit en son genre, nous dévoile un Aimé Césaire entier, sensible, drôle et bienveillant comme peu l’ont fait avant. Une logique émerge du temps, des espaces et des rôles assumés : homme politique ou écrivain à la plume brillamment belle et incisive… Aimé Césaire avance, cohérent et libre d’être.
« On m’a laissé entendre qu’avant de réaliser le
portrait d’un Césaire jusque-là boudé par les
médias, je ferais mieux de m’attaquer à celui
du grand socialiste local, Maire de Trinité,
Casimir Branglidor…».
ONAIR – Marijosé Alie, qu’est-ce qui explique votre motivation à réaliser cette première interview d’Aimé Césaire ? Peu semblaient en saisir l’importance …
Marijosé Alie – J’ai été envoyée en Bourgogne car j’étais trop indépendante dans un audiovisuel public qui était à l’époque, à la disposition du pouvoir. Quand je suis revenue, à la fin des années 70, je voulais donner la parole à l’opposition politique, notamment à Césaire dont le discours était pour moi fondateur ; j’avais tout lu de lui et me demandais comment on pouvait avoir chez nous un si grand homme sans que les médias locaux lui donnent l’espace qu’il méritait. Il avait une place énorme au Canada, en Afrique, aux États-Unis et ailleurs mais en Martinique, chez lui, il était ignoré, en tout cas par le service public.
OA – Pourquoi était-il à ce point persona non grata ?
MA – Il y avait un climat néocolonial qui hérissait Césaire et qu’il dénonçait. Il avait été élu Maire de Fort-de-France en tant que communiste et en était diabolisé. De même, quand il a créé son propre parti, il prônait davantage de dignité, d’autonomie, de respect. Il avait créé le SERMAC cet espace qui, pour la première fois, permettait d‘étudier le tambour et ses racines, la peinture… Son discours dérangeait. La bourgeoisie faisait et défaisait l’opinion à l’époque et elle était plutôt à droite… il y avait de plus quelque chose de très assimilationniste dans les tendances de l’époque. J’étais quant à moi complètement en distorsion avec ce monde.
« (…) à terme on aurait fabriqué de bons
petits Français à peau noire et rien d’autre.
Très vite, nous avons compris le caractère
pernicieux d’une telle entreprise et… sans
renier la culture, à travers la culture française
et à travers la culture universelle, nous avons
essayé de chercher notre bien et de prendre
possession de nous-mêmes. »
OA – Vous décrochez un entretien à la bibliothèque de l’Assemblée nationale, alors qu’Aimé Césaire se tenait plutôt loin des médias. Qu’est-ce qui l’a convaincu ?
MA – Il pensait que tout avait été dit dans ses écrits et que les interviews n’étaient pas nécessaires. Je voulais pourtant qu’il me dise avec ses mots ce qu’il avait voulu
écrire. Qu’il soit le gardien de lui-même. C’est lors d’une conférence de presse en Martinique que je lui ai demandé si je pouvais le revoir à Paris pour une interview. C’était un homme extrêmement gentil et il a dit oui ; pas sûr qu’il pensait que j’aurais été au bout. J’avais tellement foi en ma démarche, en ce qu’elle était juste, que je n’ai pas envisagé l’échec.
« — Voilà, on peut repartir comme on est venu,
monsieur. Je ne manque pas d’air, huit mille
kilomètres en avion, aux frais du contribuable.
– Moi, je vous connais parce que j’ai lu tout ce que
vous avez écrit (…)
Je lui tends un cahier. – Dans ce cahier, il y a ce
que j’écris depuis toute petite, c’est mon univers.
Faites-moi l’honneur d’en lire quelques lignes, si ce
que vous lisez fait de moi quelqu’un d’affreux, je
plie bagage, nous plions bagage… »
Dans ce cahier, je réfléchissais à ce qu’était « être Martiniquais », résultant d’une histoire immonde, violente : massacre des amérindiens, esclavage, départementalisation à deux vitesses… ». Il a vu dans mes écrits une « révolte saine », et a sans doute ressenti que je n’étais pas enfermée dans un schéma néocolonial. Il y avait peut-être moins de chemin à faire qu’avec d’autres à l’époque pour se retrouver dans un espace commun. Il a donc accepté.
OA – Il y a eu bien d’autres entretiens les années qui ont suivi. Quels impacts ont-ils eu sur vous ?
MA – Il a ancré mon amour pour la Martinique dans quelque chose de réel par des mots, des impressions des sentiments. Je partais avec lui dans différents endroits. Il a été le premier par exemple à me raconter l’histoire que devaient raconter plus tard les statues érigées par Laurent Valère au Diamant ; celles qui illustrent les esclaves engloutis par la mer. Cette histoire le fascinait. Les gens ont longtemps eu l’impression que leur couleur de peau était une malédiction Césaire vivait dans une Martinique qui refusait son origine africaine. Il avait donc senti que le Martiniquais avait besoin, non pas d’ « avoir » mais d’ « être ».
« Quand j’ai dit une fois devant le général de
Gaulle que notre histoire commençait dans la
cale des bateaux négriers, il paraît qu’il y a des
Martiniquais tout à fait assimilés qui ont été
totalement vexés, totalement offusqués. Mais c’est
ça le fait premier, et il ne faut pas en avoir honte
car c’est ça la vérité. Si quelqu’un doit en avoir
honte, ce sont ceux qui ont fait la traite et non
pas ceux qui l’ont subie. »
OA – Aujourd’hui cette prise de conscience semble avoir été opérée. Elle est d’ailleurs assez éruptive… Comment mettriez-vous en perspective ce qui se passe en ce moment aux Antilles Françaises, en Martinique notamment, au regard de la pensée de Césaire ?
MA – Il y a eu dans nos îles un massacre psychologique qui jusqu’à présent provoque des colères. Rien n’est réglé. Nous connaissons l’histoire mais pour tourner la page nous devons la lire ensemble. Les descendants d’esclaves ont un formidable travail à faire de récupération de l’identité qu’on a essayé de nous voler. Nous faisons preuve d’une grande créativité et sommes riches en littérature, musique, Arts plastiques et tant d’autres domaines. Nous sommes un laboratoire d’humanités creuset de l’Humanité et ce que nous en faisons se perçoit. Depuis des décennies nous forçons les portes avec nos talents et nous y arrivons. Il faut maintenant que nous nous aimions. J’ai depuis petite le sentiment que nous sommes formidables car nous avons survécu à l’innommable. Toutefois l’universalité, espace de communication, n’est pas ce qui émerge le plus… Nous avons encore des comptes à régler et des conversations à avoir, notamment avec des descendants de colons.
« Senghor et moi, nous étions à la cité universitaire
et puis bon, nous lisions (…): écoute Léopold,
écoute cette phrase, c’est fantastique ! Hegel
explique que ce n’est pas par la
négation du singulier que l’on va à l’universel, mais
que c’est par approfondissement du singulier que
l’on va à l’universel. (…) Nous avions vingt ans !
– Il me regarde. – Non ? – Il jubile et conclut.
– Et je lui ai ajouté avec un petit clin d’oeil :
Donc plus nous serons nègres,
plus nous serons hommes »
OA – Aujourd’hui, s’agit-il toujours de mieux se connaître ?
MA – L’universalisme dans la pensée de Césaire est fondateur. La planète va mal et cela entraîne un repli sur soi. Le nationalisme monte partout. Toutefois, je reste persuadée que ce phénomène n’est qu’une péripétie car l’être humain est formaté pour avoir une intelligence collective. Nous sommes interdépendants les uns les autres comme le reflète si bien la mondialité d’Edouard Glissant. Le COVID le montre : nous sommes condamnés à trouver des solutions en commun.
« Tant de gens brillants, savants ont décortiqué sa
poésie, analysé son théâtre, étudié son parcours ;
mon propos est ailleurs. Je revendique l’humilité de
cet ouvrage.
J’ai seulement voulu partager avec le plus grand
nombre l’homme simple et pudique qui se cachait
derrière une plume incandescente. »
OA – Quelle est la genèse de votre livre ?
MA – C’est la convergence de plusieurs choses : en plein confinement, j’ai reçu un appel d’Eric de Lucy qui m’a soufflé l’idée, l’envie d’écrire sur Césaire. J’avais des rushes d’interviews. Plusieurs entretiens avaient été diffusés mais je ne pouvais en effet pas laisser cette parole au hasard des programmations télévisuelles. Outre-Mer la 1ère et France 5 ont mis à disposition les documentaires que j’avais fait et j’ai commencé à écrire. Le livre touche un public plus large : on peut le prêter, le relire, se l’approprier. Je voulais que ce soit attractif et vrai : approcher l’homme tel qu’il est avec ses tics, son sourire, son humour parfois potache.
Avec la crise, des drames se jouaient autour de moi. Et une fois de plus, Césaire m’a fait beaucoup de bien. J’ai eu l’impression de mieux le connaitre encore. La compilation des souvenirs a entraîné ce « mais oui mais c’est bien sûr » qui m’a donné envie de relire encore ce que j’avais déjà lu, de façon différente.
« Lorsqu’Aliker, après avoir fait la longue liste du
travail accompli par Césaire, propose qu’on l’honore
de façon concrète en donnant son nom à l’aéroport
du Lamentin, Césaire assis à sa gauche, fait la moue.
Il a le secret des grimaces bavardes, c’est son côté
clown ou homme de théâtre. Sa gestuelle pourrait
à elle seule entretenir une conversation : il lève les
yeux au ciel, il secoue la tête, plisse les paupières,
plisse la bouche comme s’il allait sortir un tchiiip
monumental, il met les mains à la tête comme s’il
voulait dire : Ils sont fous ces Martiniquais.»
OA – Nous sortons un peu de notre posture d’intervieweur et endossons celle de critique pour confirmer que votre livre opère telle une intime traduction de la pensée césairienne. L’on en saisit comme une nouvelle essence, et l’on comprend, avec une clarté lumineuse, un eurêka, la cohérence entre la vision, les valeurs et les actions du penseur, écrivain, politicien et homme, du simple et du grand homme.
MA – Je voulais en effet être dans l’humain, la rencontre. Celle d’un homme qui a fait preuve d’une exceptionnelle abnégation et a effacé son égo au profit de son peuple. Nous avons eu une chance extraordinaire. Certains personnages marquent l’humanité – Jésus de Nazareth, Mandela, Bouddha, Beethoven… Et être leurs contemporains permet d’entrer dans leur lumière. Aimé Césaire, un homme pudique, timide qui pourtant « déflagrait » avec sa plume, montre que l’on peut être un immense personnage tout en étant un vrai gentil. Il est important de savoir à quel point un homme modeste, gentil se cachait derrière une plume dix fois plus grande que lui. Il faut que les gens sachent que, même s’ils se sentent parfois petits ou incertains, ils sont capables de prendre des virages exponentiels comme Césaire l’a fait. Lui pensait profondément que le besoin d’ « être » des Martiniquais était déjà le signe d’un destin formidable et d’une infinie possibilité de créations. Je le crois moi aussi. Je le vis.
Propos recueillis par Agnès Monlouis-Félicité