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MARTINIQUE : ET SI LES TERRES-SAINVILLE ÉTAIENT CONTÉES ?

MARTINIQUE : ET SI LES TERRES-SAINVILLE ÉTAIENT CONTÉES ?

Trente hectares abritent la population la plus cosmopolite de Martinique. Une quinzaine de nationalités s’y côtoient ; ce n’est pas rien ! Ce sont les Terres-Sainville, au cœur de Fort-de-France. L’écrivain Georges Mauvois y voyait l’expression contemporaine de la dynamique créole ; puisqu’à la base la société martiniquaise est le fruit d’un formidable creuset multi-ethnique et culturel.

Il y a cent-deux ans, le 23 juin 1920, Victor Sévère, alors maire de Fort-de-France, achetait le faubourg Thébaudière encore appelé la Trénelle ou Terres-Sainville. Pour bien comprendre « TSV », il faut appréhender Foyal (ndlr : contraction de « Fort-Royal », l’ancien nom de Fort-de-France).

LE RÊVE D’UNE CITÉ OUVRIÈRE ~ 1835 : un tremblement de terre anéantit la ville-capitale. On décide de la rebâtir en bois pour plus de légèreté. En 1890 elle est de nouveau détruite par un incendie débuté à la cour Sully de la rue Blénac chez une certaine Adeline Hercule. C’est de ce jour qu’apparaissent sur le fronton des maisons, ces «x» indiquant les poutres maitresses. Mais il faut une fois encore reconstruire et le 18 aout 1891 l’île est ravagée par un cyclone : 400 morts à Foyal.
A-t-on atteint le paroxysme ? Le 8 mai 1902 la Montagne Pelée explose : Foyal devient le seul refuge des populations sinistrées, ces immigrés de l’intérieur. Cette situation que nul n’avait envisagé pousse à hâter la réalisation d’un vieux projet de l’Edilité foyalaise : le quartier des Terres–Sainvilles est acheté par la Ville, assaini, loti. Le maire, Victor Sévère, en fait une « Cité ouvrière ». Il écrira que c’était « son rêve entêté dont la pensée l’a soutenu à travers toutes les vicissitudes de la vie politique ».
En fait, force est de dire que Foyal s’engage dans une longue aventure où les spéculateurs immobiliers s’en donneront à cœur joie. Excessif direz-vous ? Le 16 janvier 1904, la société du Faubourg Thébaudière achète ce terrain aux enchères au prix de 100 000 francs… Seize ans plus tard, lorsque se conclut l’affaire avec la mairie foyalaise, les prix ont grimpé de 850%, puisque le terrain sera vendu à 850 000 francs.

LES TERRES-SAINVILLE AU DÉBUT DU SIÈCLE DERNIER ~ Ici et là, on voit écrit que la mairie aurait acheté le site aux héritiers du baron Sainville. En fait les choses sont un peu plus compliquées. Ce terrain en forme de polygone de 30 hectares, limité à l’Est par le chemin « le Pavé », plus au Nord, par le canal de « la Trénelle » et à l’Ouest par la route coloniale et l’hôpital militaire (actuel Parc Aimé Césaire, ex-Parc floral) appartenait au début du siècle dernier aux héritiers Lacalle; qui l’avaient acquis de  Jacques Sainson Sainville. 
Un homme remarquable que ce Jacques Sainville. En 1848, avec son frère il affranchit les esclaves qu’ils avaient à Fort-de-France et au François et crée un système de colonat partiaire. Mieux, il invente une bourse de paiement de la canne, selon le taux de sucre du roseau. C’est le système pratiqué actuellement au Galion. On pourrait parler durant des heures des frères Sainville. Comme de certains békés (ndlr : therme attribué aux colons ou à leurs descendants) « remarquables » de cette époque.
Mais revenons à cette année 1904. Les héritiers Lacalle ont fait faillite et la société Faubourg Thébaudière dirigée par Mary de Berry rachète le bien, « aux enchères, à la barre du tribunal ». C’est un business ! Nous avons là une société composée de 1120 actionnaires dont 120 résidents en Martinique, ayant pour activité de tirer profit de la misère. Il n’y a pas d’autres mots, puisque là résident plus de 6000 âmes entassées dans des maisonnettes louées de 30 à 60 francs par mois. C’est de ces jours que naît le nom « Quartier des misérables ». Et c’est là qu’intervient Joseph Lagrosillière. 

Légendes : 1. Fresque sur un collège des Terres Sainville. 2. Eglise Saint-Antoine-de-Padoue. 3. Fresque réalisée dans le cadre du Festival IPAF sur un bâtiment des Terres Sainville. Crédit photo : © Jean Marc Lecerf / Office de Tourisme Centre Martinique.

LA MARQUE DE JOSEPH LAGROSILLIÈRE ~  On oublie souvent que ce Samaritain du Morne-des-Esses a été pendant longtemps conseiller municipal de Foyal et attaché aux Terres-Sainville. Sans aller plus loin, rappelons-nous que le 15 octobre 1908, il émet le vœu que l’administration autorise la ville à faire un prêt de quinze cent mille francs pour assainir le quartier. Ce qui est acquis. Autre action : il sera le premier à exiger que les rues de Foyal puissent porter des noms de personnalités locales.
Enfin, c’est le 6 novembre 1908, grâce à Joseph Lagrosillière, alors conseiller municipal, qu’est décidée la célébration de l’abolition de l’esclavage à Foyal. Et c’était ? Le 27 avril, date du décret d’application.
A ce sujet, il faut savoir qu’en 1945 Gabriel Henry, secrétaire de la fédération du PC et conseiller municipal, fera baptiser la rue où se trouve le siège du parti : «rue du 23 mai 1848». Et si vous l’empruntez jusqu’au bout, elle vous mène à la place du 22 mai inaugurée en 1971. Pas de coïncidences. Les Terres-Sainville sont l’expression de l’histoire martiniquaise et de sa culture créole.

Légendes : 4. Prestige sé bon labiè. Crédit photos : © Eric Hersilie-Héloise.

UN QUARTIER COSMOPOLITE ~ Dès sa naissance officielle, le quartier des Terres-Sainville, ne sera comparable à aucun autre de Martinique. Victor Sévère avait voulu créer une cité ouvrière : les hommes en feront un bouillonnement cosmopolite. C’est là où naîtra le créole moderne, cette langue qui unifie les parlers du Nord, du Sud de l’Est et de l’Ouest martiniquais. Mais aussi qui voit exploser la culture musicale créole.
Si la biguine est née à Saint-Pierre, c’est ici qu’elle s’est raffermie, renforcée, dans les casinos, au contact d’orchestres de la Caraïbe, en un melting-pot époustouflant. On oublie trop souvent que c’est ici plus qu’ailleurs, dans l’entre-deux guerres, que l’esprit caribéen s’est développé. Ce brassage a donné nos artistes.
Vous êtes-vous posé la question : Pourquoi des Marcel Misaine, Loulou Boislaville, Marius Lancry, Jacky Alfa et des centaines d’autres, viennent d’ici ? Cette terre est un creuset culturel.

Auteur : Éric Hersilie-Héloïse

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